Maître de la parole
Sotigui Kouyaté: le sage de la scène
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Propos recueillis par Cynthia Guttman, journaliste au Courrier de lUNESCO.
www.unesco.org/courier/2001_10/fr/dires.htm
Sotigui
Kouyaté, le premier Prospero noir dans La Tempête de Shakespeare.
LAntigone
de Kouyaté, montée avec des acteurs maliens du Mandeka
«Le
plus ignorant est celui qui na jamais dépassé le seuil
de sa maison»
Un
griot traditionnel, en Guinée.
Lorsquelle
préparait le casting pour monter le Mahabharata, lassistante
de Peter Brook courait les auditions à la recherche dun acteur
capable dincarner lun des rôles principaux, celui du
sage Bhisma. «Jai vu un plan quelle avait choisi dun
arbre et dun homme aussi grand et élancé que cet arbre,
avec une présence et une qualité extraordinaires: Sotigui»,
rappelait Brook dans un récent documentaire sur lacteur.
Né en 1936 à Bamako, la capitale du Mali, Kouyaté
appartient à une illustre famille de griots ces maîtres
de la parole qui sont à la fois, historiens, généalogistes,
maîtres de cérémonie, conseillers, médiateurs,
chanteurs et musiciens. Il a transmis ses talents de compositeur, de danseur,
dacteur et de père à ses propres enfants et à
une multitude «denfants spirituels», dispersés
à travers le monde, dont il est le guide. Incarnant tous ses rôles
avec dignité, il a tourné dans une soixantaine de films,
et récemment dans Little Senegal, de Rachid Bouchareb. Kouyaté,
qui travaille sous la direction de Peter Brook depuis de longues années,
continuera lan prochain, en jouant notamment dans LHomme qui,
basé sur luvre dOliver Sacks LHomme qui
prenait sa femme pour un chapeau, et Le Costume adapté de lauteur
sud-africain Can Themba.
«Jai créé le Mandeka Théâtre pour
empêcher les jeunes de fuir le Mali» Il a choisi lexil
et le théâtre. Mais pas nimporte lequel. Un théâtre
davant-garde, douverture à lautre, de métissages.
Un théâtre qui permet à ce griot malien, acteur fétiche
de Peter Brook, de rester fidèle à lui-même. Et à
lAfrique.
Vous affirmez
souvent, «je suis griot avant tout». Comment cette identité
profonde influence-t-elle votre démarche théâtrale?
Je trouve mon énergie dans les rencontres. Dans la partie de lAfrique
à laquelle jappartiens je suis guinéen dorigine,
malien de naissance et burkinabé dadoption , les rencontres
ont leur importance, car létranger est celui qui nous apporte
ce que nous ignorons.
Je ne suis passé par aucune école de théâtre,
si ce nest la grande école de la rue, «de la vie».
Quand jétais jeune, un ami homme de théâtre,
Boubacar Dicko, ma invité à plusieurs reprises à
jouer pour lui. Mais je pensais à tout, sauf à cela
A lépoque, je jouais dans léquipe nationale
de football du Burkina Faso!
Vous aviez
une image négative de lart dramatique?
Quand jétais petit, les représentations de koteba,
une vieille tradition africaine qui signifie «grand escargot»,
me plaisaient beaucoup. Elles se passaient dans le quartier, en trois
cercles: le premier était formé par les enfants, le deuxième
par les femmes et le troisième par les hommes. Mais à lépoque
coloniale, le koteba avait progressivement disparu et une autre forme
de théâtre, à la manière occidentale, avait
pris le dessus. Les Français avait institué des compétitions
théâtrales entre les territoires de lAfrique occidentale
qui a ensuite donné naissance à huit pays. Cette
démarche coloniale avait, consciemment ou non, un double objectif.
Dabord, nous inculquer la culture occidentale. A lécole,
on ne pouvait pas parler notre langue sans se voir infliger un «symbole»:
on nous mettait autour du cou un morceau de bois ou de tôle sur
lequel on dessinait une tête dâne et on nous privait
de déjeuner. La meilleure façon de tuer un arbre, cest
de le couper de ses racines. Ce théâtre à loccidental
a aussi contribué à détourner les intellectuels africains
dun engagement en faveur de lindépendance.
Comment sest
fait le déclic?
Jaime beaucoup la danse, et jai finalement accepté,
en 1966, de jouer dans une pièce historique montée par cet
ami, Boubacar Dicko, où figurait une danse guerrière. Il
ma aussi proposé de jouer le rôle dun conseiller
du roi. La pièce a été primée et a tourné
dans la région. Par la force des choses, je me suis senti lié
à ce spectacle, puis à un autre, tiré dune
pièce écrite par mon oncle. Petit à petit, jy
ai pris goût. Mais tout ne me plaisait pas, par exemple les stages
dirigés par des formateurs français. On nous disait, sans
explication, de marcher sur scène; cela me paraissait trop artificiel.
On nous demandait dimaginer un bateau, de le visualiser sur le mur,
mais je ne voyais rien
Je suis parti, mais jy avais vraiment
pris goût. Jai créé ma propre compagnie de théâtre
en 1966, avec 25 personnes. La radio burkinabé ma proposé
un espace pour travailler, nous faisions surtout de limprovisation.
Le matin, je partais au bureau, au ministère du Travail et de la
Fonction publique, à cinq heures, jallais au foot, puis cétait
les répétitions de théâtre. En même temps,
jai écrit ma première pièce, La Complainte
du caïman. Elle parle de la sensibilité, ce don grâce
auquel les Burkinabés arrivent à «caresser»
les crocodiles, qui sont des animaux sacrés.
Cette sensibilité,
est-ce la quête première de lacteur?
Je travaille beaucoup dans mes stages sur louverture, la communication,
la sensibilité. Dans tous les discours, on parle de communication,
déchange. Mais il sagit dintérêts
économiques, jamais dintérêts humains. La communication
nest pas possible sans écoute, et il ny a pas découte,
même entre des gens dun même pays. Chacun est replié
sur soi. Lexclusion ne fait que gagner du terrain. Les gens risquent
leur vie pour fuir leur pays. Et les puissances ferment les yeux sur tout
cela.
Parvenir à
un autre mode de communication, qui serait laboutissement dune
recherche entre comédiens de différentes cultures, est au
cur de la démarche de Peter Brook, que vous avez rejoint
en 1983 pour tenter laventure du Mahabharata, la grande épopée
indienne.
Quand je suis arrivé au théâtre des Bouffes du Nord
à Paris, je navais pas lintention de rester en France.
Je métais mis en disponibilité de mon ministère
pour un an. Le malheur ou le bonheur pour moi, avec le Mahabharata,
ça a été son succès. Jai demandé
une prolongation au ministère, qui ma accordé une
deuxième et dernière année de congé sans solde.
Mais à expiration, la tournée nétait pas finie.
Or, je navais pas de doublure dans la pièce qui durait
neuf heures. Conformément à la culture que lon ma
transmise, je ne pouvais pas interrompre un travail que javais entrepris.
Je ne pouvais pas les abandonner. Au Burkina Faso, javais 29 ans
de service dans la fonction publique; il me manquait une année
pour bénéficier de mes droits à la retraite. Je les
ai perdus. Quatre mois plus tard, le Mahabharata a cessé de tourner
et je navais plus de travail au pays. Je ne me voyais pas rentrer
les mains vides dans ma famille, dont je suis le pilier, le premier fils.
Cest trop difficile à supporter. Ici en France, javais
la possibilité de me battre, de travailler, de chercher, à
travers mon être et ma culture. Lart na jamais nourri
son homme en Afrique, pas pour linstant.
Vous vous êtes
coulé dans le rôle du sage Bhisma avec aisance.
Quand je suis arrivé chez Peter Brook, je nétais pas
dépaysé. Jai vu que tout se passait à lintérieur
dun cercle comme en Afrique, et dès le troisième jour,
il ma tenu la main, ma regardé dans les yeux et ma
dit: «Sotigui, à partir daujourdhui, tu fais
partie de la famille». Cela était sacré pour moi;
il na pas dit: «tu fais partie de notre groupe, de notre compagnie».
Il avait compris la nature profonde de lAfricain, il avait embrassé
ma culture. Peter Brook est un homme universel. Il ny a pas de cloisons
pour lui entre les hommes, et cela est rare dans le monde daujourdhui.
Certaines personnes ne comprennent pas ma fidélité à
Peter Brook. Mais je ne peux pas ne pas être fidèle à
quelquun qui défend ces valeurs dans le monde daujourdhui,
où la séparation et lindividualisme ont le dessus.
Dans son Centre international de recherche et de création théâtrale,
nous étions 22 comédiens de 18 nationalités différentes.
Dans le Mahabharata, les cinq frères Pandavas étaient joués
par un Allemand, un Français, un Iranien, un Italien, un Sénégalais.
Cela na gêné personne, la pièce a été
jouée pendant quatre ans à travers le monde. Seul Peter
Brook était capable de cela. Pour lui, il ny a ni race, ni
couleur. Avec lui, jai aussi incarné Prospero dans La Tempête.
Cétait la première fois quun metteur en scène
européen, un shakespearien britannique de surcroît, montait
cette uvre de Shakespeare avec un Prospero noir.
Brook a dit de vous que votre imagination était nourrie dune
culture où le monde apparent et le monde invisible sont inséparables.
On a souvent limpression que chacun de vos rôles est un voyage
initiatique.
Je viens dune culture où la nature tient une grande place
en chaque être humain; on se représente son âme dans
un arbre, ensuite dans un animal, puis dans les êtres humains. On
donne encore à certaines personnes des noms darbres. Cela
signifie que tout est vivant dans ce monde. Hélas, lhomme
a de plus en plus tendance à penser quil est le seul être
vivant sur Terre.
En français, on peut désigner quelquun en disant «voilà
une personne». Dans plusieurs langues africaines, lorsque le mot
«personne» est prononcé, il est suivi de ce qui pourrait
se traduire par «personne de la personne». Cela veut dire
que chaque être humain possède en lui une multitude de personnes,
qui sont les autres. La vie consiste, chaque jour, à aller à
leur rencontre, car on ne peut découvrir ces multiples êtres
intérieurs quà travers les autres. «Quand tu
rencontres lautre, au lieu de te perdre dans ses yeux, reconnais-toi
dans ses yeux, il se pourrait que tu ty voies toi-même»,
dit ladage. Lignorance, pour nos sages, est la pire des choses
qui puisse arriver à un être humain, pire que la maladie
ou la mort. Et le plus ignorant de tous, selon leur pensée, cest
celui qui na jamais dépassé le seuil de sa maison.
Votre propre
travail de metteur en scène est dailleurs nourri par ces
croisements, ces rencontres. Vous avez notamment monté Antigone
avec des acteurs maliens.
Cest dans les différences que lon trouve les voies
de la complémentarité. A la demande du musée Jean
Moulin à Paris, jai créé un spectacle en 1999
pour le centenaire de la naissance du résistant français.
Jai fait une adaptation de son journal Le Premier combat, que jai
fusionné avec un roman camerounais de Ferdinand Oyono Le Vieux
Nègre et la Médaille. Cela a choqué certains compagnons
de lutte de Jean Moulin, mais la directrice du musée, une historienne,
a fermement défendu le projet.
Depuis plusieurs mois, je travaille sur dipe, la suite logique dAntigone.
Je me suis basé sur différentes versions de lhistoire
ddipe, de Sophocle à Jean Anouilh, en passant par une
série noire. Jai lu les interprétations des psychanalystes,
de Freud à Tobie Nathan, qui ont mis linceste au centre de
leur pensée. Pour moi, dipe, cest le problème
de lêtre humain face à lui-même. Je ne cherche
pas à donner de réponse; jouvre une réflexion,
une prise de conscience, sur la bataille qui se noue autour du destin
de chacun, sur la nécessité de ne pas se laisser aller au
fatalisme. dipe est-il coupable davoir assassiné son
père? Il avait dabord été accepté comme
un héros, le sauveur dun pays qui souffrait. Ensuite, il
a été rejeté par ses propres fils et lapidé
devant le mur de Thèbes par ce même peuple quil avait
sauvé. Cest un homme en fuite, habité par la souffrance,
par une obsession. Sil avait accepté sa faiblesse humaine,
il ne se serait pas crevé les yeux. Je termine mon dipe par
une réflexion sur ce qui me semble le plus grave, cest-à-dire
le refus de pardonner. Le chur appelle les dieux à exalter
le héros après ses vaines épreuves.
Cest
un appel à la raison
Le pardon ne guérit pas tout mais peut améliorer certaines
choses. Existe-t-il une faute assez grave pour ne jamais mériter
le pardon? Le mal est-il mal à cent pour cent, ou ne peut-on pas
y trouver une petite fissure qui puisse le rapprocher du bien?
Vous êtes
porteur de profondes valeurs africaines, à limage de votre
rôle dans le film de Rachid Bouchareb Little Senegal (2000), mais
celles-ci ne sont-elles pas menacées?
Jai cette peur continuelle, mais je tente de me battre avec la parole
et la culture. Par exemple, à Bobo Dioulasso, la deuxième
ville du Burkina Faso, jai ouvert un centre culturel, il y a quelques
années avec mes enfants. Jai fait cela dans la cour de mon
père, un espace très vaste. Cest aujourdhui
un lieu de formation en musique, percussions, peinture, un lieu déchange
où nous accueillons des peintres étrangers dans le cadre
de stages. Nous voulons également en faire un centre de formation
en informatique. Par ailleurs, nous voudrions créer une université
des traditions africaines, pour mettre au point un système de conservation
de ces traditions et approfondir la connaissance de notre culture.
Vous avez également
créé au Mali le Mandeka Théâtre, une structure
de promotion et de création littéraire et artistique.
Nous avons créé le Mandeka en 1997, à lépoque
où la France, tous les jours, «reconduisait à la frontière»
des Maliens et des Sénégalais par charters entiers. Au même
moment, à Bamako, des comédiens continuaient à me
demander comment faire pour aller en France, comme sils ne voyaient
pas la réalité, lexclusion des immigrés. Lorsque
je leur déconseillais de partir, ils me fixaient comme pour me
dire, «regarde-toi, tu nes pas mal, toi là-bas, et
tes fils non plus». Le plus simple finalement, cétait
de dire que je ne pouvais aider personne à venir en France. En
revanche, jétais prêt à faire mon possible pour
eux, en les faisant travailler ou en leur trouvant des stages, des formations.
Cest dans cet esprit que jai créé le Mandeka,
pour empêcher les jeunes de fuir, pour quils gagnent en crédibilité
grâce à leur travail et puissent montrer à lextérieur
ce dont on est capable. Antigone a été joué par les
comédiens du Mandeka en France. Les Bouffes du Nord acceptent de
produire dipe, avec des comédiens maliens du Mandeka et des
Français.
Le théâtre
et le cinéma africains font tout de même pâle figure
sur la scène mondiale, contrairement à la musique.
Il ny a pas de politique culturelle africaine. Si notre cinéma
souffre de quelque chose, cest dun manque de moyens de production
et de distribution. Il y a quelques années, les films qui bénéficiaient
de lavance sur recette accordée par la France étaient
bien plus nombreux, parce que les thèmes, souvent de nature ethnographique,
intéressaient les bailleurs de fonds. A partir du moment où
les cinéastes africains sont passés à autre chose,
quand ils ont cessé le folklore, ils ont bénéficié
de moins en moins daides. Quant aux acteurs
Pendant longtemps,
quand vous lisiez le budget dun film africain, vous y trouviez toutes
les rubriques sauf celle des acteurs!
Au Burkina et au Mali, la Direction du cinéma fait ce quelle
peut, mais ça ne va pas plus loin que de prêter des véhicules
et des caméras. En ce qui concerne le théâtre, cest
pire. Il ny a rien du tout. Les compagnies quon voit à
létranger, en Europe, nont pu compter que sur elles-mêmes.
On ne peut même pas dire quon était plus riches avant
que maintenant. Lorsque jai créé mes propres ballets
en 1971, au Burkina Faso, je nai reçu aucune aide. Je me
suis endetté pour acheter des instruments, des costumes. A plusieurs
reprises, lEtat me les a confisqués pour représenter
le pays dans des festivals ou pour la venue du président Pompidou
sans jamais rien nous donner en échange.
Vous sentez-vous
porteur dun message de lAfrique?
Soyons modeste, lAfrique est vaste, et ce serait une grande prétention
que de vouloir parler en son nom. Je me bats avec la parole car je suis
griot. On nous appelle, à tort ou à raison, les maîtres
de la parole. Nous avons le devoir dinviter lOccident à
moins méconnaître lAfrique. Il y a même des Africains
qui ne connaissent pas vraiment leur terre. Or, oublier sa culture, cest
soublier soi-même. On dit: «le jour où tu ne
sais plus où tu vas, souviens-toi doù tu viens».
Notre force est dans notre culture. Toute ma démarche, en tant
que griot, est nourrie par cet enracinement et cette ouverture.
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