RFI : L’histoire de ces « Exhibitions », c’est un chapitre clos ?
Pascal Blanchard : Ah non ! L’histoire n’est jamais un chapitre clos. Cela n’existe pas. Regardez l’histoire de l’esclavage : elle continue à exister au niveau des mémoires et dans la manière dont les gens la porte. La colonisation continue à avoir des effets énormes dans les relations internationales. L’histoire des exhibitions qui a duré pendant cinq siècles a encore aujourd’hui un poids énorme dans le regard que nous portons sur l’ailleurs. Le regard que l’Occident, le Japon, l’Europe ou l’Amérique portent sur les autres mondes. Nous croyons encore que « le sauvage » existe. Si vous interrogez un jeune enfant de 7 ou 8 ans –quel que soit le pays- et vous lui demandez de dessiner un sauvage, il va le dessiner plutôt nu, mangeant la viande crue, si possible un peu cannibale, il va avoir un grand collier de perles et des plumes dans les cheveux. L’idée du sauvage est encore une idée qui domine et qui perdure dans notre regard sur le monde. Cette idée est encore à déconstruire. Cette exposition sert aussi à décoloniser le regard, à décoloniser ce qu’ont produit cinq siècles d’histoire et cinq siècles de regard.
RFI : Dans l’exposition, on voit des supposés « sauvages » qui viennent d’Amériques, d’Afrique, d’Océanie, d’Asie. Est-ce que ces continents ont également produit et vécu eux-mêmes des exhibitions de « sauvages » sur leur propre territoire ?
Ce mythe perdure aujourd’hui.
Pascal Blanchard, commissaire scientifique de « Exhibitions » 10/10/2013 - par Siegfried Forster
P.B. : Le Japon a énormément exhibé, autant que les grandes puissances européennes. Pourquoi ? Le Japon a été parmi les deux ou trois plus grandes puissances coloniales au monde. Avant de coloniser les Coréens, les Japonais ont organisé plein d’expositions où ils montraient des Coréens « cannibales ». Parce que si les Coréens étaient cannibales, alors les Coréens pouvaient être colonisés. Et les empires coloniaux ont même fait dans leurs empires des exhibitions. La France, par exemple, organise à Hanoi, au Vietnam, une exposition, en 1901. En Afrique, les Français vont même faire une expo à Ouagadougou où on va exhiber un village africain en plein milieu de l’Afrique pour montrer aux Africains très exactement qui ils sont. Les Anglais ont fait énormément des exhibitions en Inde et en Australie, il y avait une construction. L’Afrique du Sud exhibera toutes ces populations dite « périphériques » pour démontrer qu’elles sont inférieures et afin de justifier l’Apartheid. L’exhibition existait autant en Occident que là-bas, parce qu’il faut partout montrer un modèle dominant, une référence. Le sauvage devient cette référence qui légitime, la ségrégation et l’interdiction des mariages par exemple aux Etats-Unis entre Noirs et Blancs, ainsi que la domination coloniale et quelque part aussi les idées fascistes.
RFI : C’est la première exposition internationale sur ce phénomène. Pourquoi cela a mis si longtemps ?
P.B. : Il y avait des petites expositions en Allemagne, Belgique et en Hollande. Il y a dix ans, il y avait un ouvrage qui s’appelait Zoos humains, c’était un texte fondateur qui a été traduit en italien, en anglais, en allemand. Cette équipe de chercheurs internationaux a été réunie à Marseille dans un grand colloque où l’on avait mis en commun notre réflexion pour arriver à comprendre et à structurer notre réflexion sur les zoos humains.
Car cette histoire aurait pu rester sans trace ! On aurait imaginé que ces exhibitions n’auraient laissé aucune trace picturale. C’est exactement l’inverse. C’est l’un des sujets qui a produit le plus d’images ! Pourquoi ? Parce qu’il a été dans le domaine du spectacle. Et le spectacle a besoin d’attirer les visiteurs. C’est pour cela que vous avez des affiches, des films, des cartes postales, des photographies, des dizaines et des centaines d’objets. On était dans un monde extrêmement capitaliste. Ce fonctionnement d’exhibitions ne forçait pas les gens à aller à l’exhibition. Ils payaient pour voir le sauvage. C’était une attraction. Au nom de cela on a fabriqué ce mode de spectacle qui attirait entre 1,4 milliard et 1,5 milliard de visiteurs entre le 19e siècle et les années 1930 ou 1940 ! Même dans des pays européens qui n’ont pas eu d’empire colonial : la Pologne, l’Autriche-Hongrie… Parce que, quelque part, c’est aussi se construire soi-même. C’est le moment où les grandes nations européennes se construisaient en exhibant l’autre. Exhiber l’autre, c’est d’une certaine manière dire : ‘Je ne suis pas ça ! Je suis un être civilisé, moi, je ne cours pas nu, je ne mange pas de la viande crue, je ne suis pas un cannibale, non, je n’ai pas plusieurs femmes. Oui, je suis un bon chrétien !’ C’est aussi une manière de se rassurer sur sa position toute en s’amusant.
RFI : Quel est le but de l’exposition « Exhibitions »? La réparation ? La repentance ?
P.B. : Non, pas du tout. Je n’ai rien à repentir ! Je ne suis pas descendant des « exhibeurs » de l’époque. Mon arrière-grand-père n’était pas un imprésario, je ne me considère pas aujourd’hui comme responsable de ce qui s’est passé à l’époque. Et en plus, je vais aller encore beaucoup plus loin. En quoi je pourrais être responsable par exemple d’un imprésario camerounais qui exhibait ses propres frères ? La repentance ne fonctionne pas sur ce système-là. Ce qu’on est en train de faire ici, c’est déconstruire, ce que nous avons tous dans notre tête : l’héritage culturel que nous ont légué nos parents, nos grands-parents, nos arrière-grands-parents. On a décolonisé les pays, on a à peine commencé à décoloniser les économies, mais le regard c’est quelque chose dont on pense qu’on l’a acquis à tout jamais. Parce qu’on ne sait pas d’où vient l’origine même d’une idée reçue. On ne sait pas forcément d’où vient l’image qu’on a sur ces peuples « sauvages ». Cette exposition est d’une certaine manière le cerveau ouvert de l’Occident. Nous rentrons dedans pour arriver à comprendre comment sont fabriqués ces imaginaires.
RFI : Comment est fabriqué cet imaginaire ?
P.B. : On se rencontre que c’était extrêmement mécanique, très répétitif. Cela touchait des millions de personnes et ces spectacles étaient parfaitement huilés. En même temps, les gens découvrent aussi que le sauvage n’existe pas parce qu’il a fallu le payer pour jouer au « sauvage ». Croyez-vous que quelqu’un est prêt à jouer huit fois par jour un spectacle ? Mais il faut mieux le payer pour que cela se passe bien ! Si vous voulez qu’il grogne bien, s’il mange de la viande crue, qu’il court tout nu dans un enclos. Il faut le payer pour que ça marche ! Sinon, le sauvage n’existe pas !
RFI : Dans le Jardin d’acclimatation à Paris, il y a toujours pas une plaque de commémoration qui rappelle ces exhibitions de « sauvages » qui avaient eu lieu ici. Pour vous, c’est une faute ?
Il est temps de faire entrer cette histoire dans les manuels scolaires.
Pascal Blanchard, commissaire scientifique de « Exhibitions » 10/10/2013 - par Siegfried Forster
P.B. : C’est plus qu’une faute. Si c’était un ancien camp de concentration, il y aurait une plaque de commémoration. S’il y avait eu un crime lié par exemple au génocide arménien, il y aurait une plaque de commémoration. Si il y avait en Espagne des fosses de républicains tués par des francistes, il y aurait une plaque de commémoration et le travail de commémoration fait. Là il n'y a aucun travail de commémoration fait sur aucun des lieux ! Pas simplement en France ! C’est valable à Barcelone, à Hambourg, à Berlin, c’est valable partout. Aucune plaque ne commémore ce qui s’est passé ! Quelque part ces hommes, ces femmes, ces enfants ne sont pas entrés dans l’histoire. Y compris ceux qui sont morts au Jardin d’acclimatation de Paris ! Ils sont toujours enterrés là-bas et aujourd’hui, ils n’ont toujours même pas une croix pour le signifier !
Cela va encore beaucoup plus loin. Il n’y a même pas un travail sur le retour de ces corps. Seuls quelques pays comme la Suisse, l’Allemagne ou la France avec la « Vénus Hottentote », ont rendu quelques corps. La Suisse vient de rendre les corps des hommes de la Terre du Feu au Chili. Nous sommes qu’au début – non pas d’une réparation- mais d’une remise à l’endroit de l’histoire. Y compris dans les pays du Sud, ces histoires sont peu connues. Il est temps de faire entrer cette histoire et dans les manuels scolaires et dans les consciences, mais aussi dans l’explication du phénomène colonial. Vous ne pouvez pas comprendre pourquoi l’opinion a légitimé l’entreprise coloniale si vous ne comprenez pas qu’au même moment où l’on colonisait on fabriquait ici en Occident une légitimation de cette colonisation. Une légitimation de la domination sur ces races. Cela, c’est passé dans l’enclos du jardin où les gens aller se distraire le week-end avec les enfants pour pique-niquer.
RFI : Pourquoi les exhibitions disparaissent après la Seconde Guerre mondiale ?
P.B. : Elles disparaissent parce que le public ne vient plus et se lasse des spectacles. L’immigration arrive en Occident dans les années 1920 et 1930 : vous voyez les « sauvages » même dans vos rues. Le « sauvage » n’intéresse plus. Deuxièmement, il y a un vecteur encore plus puissant, le cinéma. Et troisièmement, les zoos humains ont fait leur œuvre ! Le colonialisme est légitime dans l’entre-deux-guerres, l’eugénisme a touché la plupart des pays qui l’ont mis en place : pays nordiques, Suisse, Amérique. L’interdiction des mariages raciaux fonctionne aux Etats-Unis, le nazisme et le fascisme arrivent au pouvoir. Vous n’avez plus besoin d’exhiber l’autre. Et puis les puissances coloniales passent du monstre ou du sauvage directement à l’indigène. Il faut maintenant montrer que ces sauvages suivent le chemin de la civilisation. C’est un autre modèle qui est exhibé : l’Africain, son tracteur, la modernité. On sort du zoo humain. La page se tourne, Tarzan réussit au cinéma et va attirer des millions de visiteurs. C’est Hollywood.